Du logement social solide au logement abordable liquide
Marcel Rogemont signe une tribune alertant sur le risque que la production de logements locatifs intermédiaires (LLI), que le projet de loi relatif au développement de l'offre de logements abordables (DOLA) prévoyait de soutenir encore davantage, n'empiète sur la production de logements locatifs sociaux (LLS), jugés prioritaires par le président de la Fédération des OPH.
Du logement social au logement abordable : une évolution sémantique lourde de conséquence
Le premier quinquennat d’Emmanuel Macron visait à "valoriser les actifs" des bailleurs sociaux en les incitant à déployer leurs financements et leur gestion patrimoniale dans une logique de marché. La vente des logements sociaux et la levée de 11 milliards d'euros d’emprunts obligataires par Action Logement symbolisent cette valorisation d’actifs à l’heure où des taux très faibles auguraient d’un financement aisé de "logements abordables", expression qui intègre le logement locatif intermédiaire.
Cette offre provoque une modification sémantique de poids pour le secteur puisqu’on passe du logement social au "logement abordable" ou, pour reprendre une autre métaphore, du logement social solide au logement abordable liquide [1].
La massification de la production de LLI vise à (re)créer un segment locatif intermédiaire entre une offre sociale et une offre privée, occupée autrefois par le parc des investisseurs institutionnels, les “zinzins”. Entre 1981 et 2011, ce parc est passé de 1,2 million à 200 000 lots [2]. Il s’agit de développer cette nouvelle offre abordable en ayant recours aux deux financeurs et opérateurs du logement social que sont Action Logement, CDC Habitat et leurs filiales ainsi que les bailleurs sociaux. Il s’agit aussi de se substituer aux investissements locatifs de type Pinel qui soutenaient la construction de logements à hauteur de 60 000 unités annuelles. L’objectif est de soutenir les promoteurs immobiliers et espérer drainer une partie de l’épargne des classes moyennes pour financer le LLI.
Ce tournant du logement abordable s’appuie sur des outils financiers préexistants à l’élection présidentielle de 2016 : en 2014, une filiale de la CDC, Ampère, lance le premier Fond pour le Logement intermédiaire (FLI 1) et lève 1,7 milliard d'euros pour financer le logement intermédiaire. En 2019, le FLI 2 lève 1,2 milliard d'euros auprès d’investisseurs institutionnels. Action Logement, de son côté, crée en 2017 une filiale pour produire du logement intermédiaire, In’li. La production de logement intermédiaire a connu une accélération sensible, depuis 2021, avec près de 18 000 LLI annuels et plus de 30 000 en 2023.
Quand la Vefa intermédiaire s’impose
L’histoire de la crise immobilière que nous traversons est connue. Pour le secteur du logement social, le taux auquel le secteur locatif social emprunte a ainsi augmenté de près de trois points entre 2022 et 2023 : un point d’intérêt correspond à un endettement de 1,5 milliard d'euros supplémentaire pour le secteur. La taxe annuelle sur le chiffre d’affaires des bailleurs (réduction de loyer de solidarité d’un montant de 1,3 milliard d'euros) contribue à ce que les bailleurs choisissent entre rénovation ou construction de logements. La chaîne du logement qui articule les modes d’occupation est grippée à toutes les étapes : le fameux parcours résidentiel est ainsi brutalement bloqué.
Face à cette situation, que propose le Gouvernement comme nouveau choc de l’offre ? Une première réponse avait consisté en 2023 à solliciter CDC Habitat social pour l’achat de 17 000 logements invendus à des promoteurs afin de les transformer en 12 000 en LLI et en 5 000 logements sociaux. Action Logement s’est engagé à acquérir 30 000 logements aux promoteurs privés en mobilisant la Participation des employeurs à l’effort de construction (PEEC, ex 1 % logement) : le secteur demeure contracyclique mais produit principalement du LLI au détriment du logement social, contrairement à la crise de 2008. Après 2008, les bailleurs sociaux ont été appelés à racheter des biens invendus des promoteurs pour les transformer en logements sociaux, amorçant un mode de production de logement social aujourd’hui intégré par les bailleurs sociaux et les promoteurs : la Vefa sociale. Aujourd’hui, c’est bien la “Vefa intermédiaire” qui est promue.
Le logement intermédiaire contre le logement social ?
Présenté au Conseil des ministres le 3 mai 2024, le projet de loi relatif au développement de l’offre de logements abordables (DOLA) visait à provoquer un "choc de l’offre" pour débloquer la crise immobilière actuelle, tout en veillant à ne pas creuser la dette publique et donc en s’abstenant de soutenir le secteur locatif social. Le projet de loi est stoppé mais la dynamique risque de rester la même : engendrer un véritable marché du logement intermédiaire, segment entre le logement social et le secteur privé. Là encore, il s’agit de s’appuyer sur CDC Habitat et Action Logement pour prendre le relais du dispositif Pinel et soutenir les promoteurs.
Mais le risque est que la production de LLI phagocyte la production de logements sociaux, les gisements fonciers se raréfiant. Les PLU et les projets ne permettront pas aux promoteurs de densifier leurs opérations pour construire des LLI en plus des logements sociaux. Les investissements nécessaires, estimés entre 2 et 4,5 milliards d'euros par an [3], contribueront à opérer des choix stratégiques chez les bailleurs sociaux, entre une offre sociale et une offre intermédiaire. Enfin, comme le rappelait l’Institut Paris Region, "Les promoteurs privilégient parfois les ventes à destination du LLI, dont les opérateurs disposent de moyens conséquents et sont dispensés de la procédure administrative de l’agrément : ces ventes s’opèrent alors au détriment de programmes de logements sociaux […], la vente en bloc aux opérateurs de LLI permet au promoteur d’économiser les frais et les durées de commercialisation" [4].
En 2016, on produisait un LLI pour neuf logements sociaux en Île-de-France [5] pour un total de près de 40 000 logements abordables produits. Cette proportion est passée à un LLI pour trois logements sociaux en 2020 pour un total de 30 000 logements abordables produits dont seulement 20 000 logements sociaux : le LLI ne stimule pas la production de logements sociaux, il tend à la cannibaliser.
Vers l’autonomie financière du secteur locatif social
Comme d’autres secteurs (universités, hôpitaux…), les pouvoirs publics visent à "autonomiser" le secteur locatif social. Ce véritable désengagement de l’État du logement social doit aboutir à ce que le secteur soit autonome financièrement, sans soutien public. Rappelons deux éléments cruciaux dans le chemin de l’autonomisation du secteur HLM :
- loi de Finances 2018 : mise en place de la RLS, taxe de 1,3 milliard d'euros sur l’activité des bailleurs sociaux ;
- loi ELAN 2018 : obligation de regroupement ou de fusion des bailleurs sociaux.
Des mesures de "compensation" à la RLS ont été mises en place pour soutenir les investissements des bailleurs sociaux : la CDC et Action Logement ont ainsi multiplié les nouveaux produits financiers comme le PHBB qui intègre dans le financement des opérations la vente des logements financés.
Les bailleurs, dont certains ont fusionné entre eux, se sont fait noter par les fameuses agences de notation. Les bailleurs les plus gros ont ainsi levé des obligations sur les marchés, dans un contexte favorable. Or comment faire face aux défis de la rénovation énergétique et du développement d’une offre locative sociale neuve, sans soutien public supplémentaire ? Certaines collectivités ont investi dans des plans d’urgence, comme la Métropole de Lyon, avec 10 millions d'euros supplémentaires programmés en 2023-2024.
Mais "l’autonomisation" des bailleurs sociaux est surtout encouragée par la diversification de l’activité des bailleurs sociaux ainsi que par des mesures qui avaient été inscrites dans le projet de loi DOLA : la production du LLI comme on l’a détaillé ; mais aussi le durcissement du SLS qui constituerait des ressources supplémentaires pour les bailleurs, ainsi que la hausse des loyers jusqu’au neuf. Ces mesures s’inscrivent dans un temps long, elles font figure de mesures techniques dont le durcissement s’élabore pas à pas. Mais les échecs des secteurs qui s’inscrivent dans une dynamique "d’autonomisation" doivent nous alerter sur le scénario d’un échec annoncé.
Conclusion
En mars 2024, le secteur du logement social a signé un “Pacte pour le LLI” qui encourage à financer en LLI les opérations d’acquisition-amélioration, de transformation de bureaux et logements, les résidences pour étudiants… Il s’agit de diversifier l’offre immobilière des bailleurs sociaux mais aussi d’encourager le développement des services adossés aux résidences services qui pourront être financées en LLI.
Mais si les LLI ne rencontrent pas leur demande, les bailleurs auront à assumer la vacance de ces logements ou d’impayés. En outre, la demande en logement social ne cesse de croître pour atteindre 1,8 million de demandeurs non locataires du parc social. La création d’un marché du logement intermédiaire à marche forcée conduit à la segmentation entre un parc locatif social paupérisé et au développement limité, et un parc locatif intermédiaire dont l’échec serait catastrophique pour les bailleurs.
La priorité est pourtant de réguler les prix fonciers et immobiliers du secteur privé, responsables du blocage de la chaîne du logement : qui osera s’y attaquer ?